Les logiciels libres, approche citoyenne

Joseph Saint Pierre

Café du Citoyen du lundi 28 mars 2011
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Ce Café du Citoyen du 28 mars 2011 est consacré aux logiciels libres. Il s'agit d'un très vaste sujet. Mais dans le cadre d'un Café du Citoyen, où la majorité des participants habituels n'ont pas d'ordinateurs et sont très éloignés de l'informatique, il semble nécessaire d'aborder le sujet de manière non technique et d'essayer de voir ce qui peut intéresser les citoyens dans la démarche de ceux qui développent, utilisent, promeuvent les logiciels libres.

L'origine de cette présentation

Je suis mathématicien, plus précisément statisticien, après une thèse en 1983 et quelques années de recherche, enseignement, je suis devenu en 1988 «ingénieur» statisticien en charge des logiciels de statistiques dans le Centre Interuniversitaire de Calcul de Toulouse. Dans mon activité professionnelle, j'ai contribué à la diffusion de deux logiciels libres de statistiques R et GNU/PSPP. Je suis membre de l'association du Café du Citoyen et participant régulier des discussions organisées par cette association, je rédige de brefs comptes-rendus de ces discussions, il m'arrive d'animer les débats, de prendre des photographies etc. Je me suis rendu compte qu'il y avait quelques liens entre mon intérêt pour les logiciels libres de statistiques et mon intérêt pour le Café du Citoyen. C'est à partir de ces liens que je voudrais lancer une discussion.

Une citation

Richard Stallman, un des personnages les plus importants dans le monde du logiciel libre a déclaré à plusieurs reprises en français :

«Je puis expliquer la base philosophique du logiciel libre en trois mots : liberté, égalité, fraternité. Liberté, parce que les utilisateurs sont libres. galité, parce qu'ils disposent tous des mêmes libertés. Fraternité, parce que nous encourageons chacun à coopérer dans la communauté»

Dans les principes de fonctionnement du Café du Citoyen on peut retrouver le souci de la liberté des propos, de l'égalité des participants et même une certaine forme de fraternité.

Un petit point

Une des erreurs les plus fréquemment commises lorsqu'on aborde le sujet des logiciels libres est de confondre liberté et gratuité. Tout ce qui est gratuit n'est pas libre ; par exemple, les journaux gratuits (20 minutes, métro) ne sont pas vraiment libres car dépendants des fournisseurs publicitaires et sans doute moins libres que des journaux payants exempts de publicité (Canard Enchaîné). La participation au Café du Citoyen est libre, les propos tenus sont libres mais la participation n'est pas gratuite, l'achat d'une consommation par les participants correspond à peu près à la location de la salle, à la consommation d'électricité, de chauffage etc. Le Café du Citoyen est aussi une association qui organise des discussions, il y a quelques frais pour imprimer des feuillets d'information. L'adjectif "free" anglais peut se traduire en français tant par "libre" que par "gratuit". Pour ajouter à la confusion l'un des plus importants fournisseurs d'accès Internet en France a choisi le nom pour les adresses électroniques de free.fr.

Une définition

Je vous donne la définition d'un logiciel libre pour la «Free Software Foundation». Attention cette définition n'est certainement pas la seule même si elle est la première mentionnée dans l'article de l'encyclopédie libre Wikipedia consacré au logiciel libre. Un logiciel libre est un programme qui possède les quatre libertés suivantes :

On notera bien que la notion de gratuité n'est pas obligatoire. Mais la liberté 2 induit dans la pratique une forme de gratuité.

Aspects légaux et politiques

Les logiciels sont des programmes informatiques, les logiciels libres sont des œuvres scientifiques et techniques mais leurs diverses définitions impliquent une dimension légale, notamment en ce qui concerne les droits d'auteur. Il est impossible de détailler rapidement tous les types de licences libres avec leur histoire et surtout les interférences entre des licences qui se veulent mondiales et des législations nationales. On pourrait consacrer de longues discussions aux seuls liens entre des lois françaises, comme DADVSI, HADOPI, et plus particulièrement avec LOPPSI et le développement des logiciels libres. Cela permet de percevoir qu'il y a sans doutes des relations entre la liberté des logiciels et les autres libertés. Le logiciel libre respecte le droit d'auteur.

Extensions

La diffusion internationale des logiciels, libres ou non, est en grande partie liée au développement du réseau Internet. Il s'agit de ressources immatérielles, abstraites, techniquement faciles à diffuser. Les notions de liberté issues du logiciel libres se sont facilement étendues à d'autres «objets» à commencer par la documentation des dits logiciels mais aussi à divers écrits. Un «document» écrit très connu avec un principe de liberté issu du logiciel libre est l'encyclopédie Wikipedia. La notion de liberté s'est étendu aux photographies, aux morceaux de musiques, aux films. Ces extensions ont mis en évidences les problèmes liés à la propriété artistique, ceux qui sont le plus connus du grand public et sont souvent à l'origine des lois restrictives sur Internet et téléchargements illégaux.

Les relations entre Internet et logiciels libres sont complexes. Internet dans ses principes fondamentaux est beaucoup plus ancien que les tentatives de définition de liberté du logiciel et des principes de liberté des sources existaient.

Brevets

Les défenseurs du logiciel libre se sont opposés à l'extension du brevet industriel vers le domaine du logiciel. Cette opposition ressemble à d'autres oppositions à des dépôts de brevets qui peuvent être considérés comme abusifs, comme les brevets sur le vivant ou de durée trop longue comme ceux des médicaments contre le SIDA. La fabrication de médicaments dit génériques est interdite avant l'expiration du brevet. Le travail juridique des développeurs de logiciels libres a pu inspirer d'autres domaines.

Motivations

Il semble légitime de se poser des questions sur les motivations des développeurs des logiciels libres dont certains sont très brillants et auraient pu sans doute avoir des carrières très lucratives dans leur domaine. Cela peut ressembler à une forme d'idéalisme dans un monde dominé par l'argent mais heureusement diverses formes de bénévolat continuent heureusement d'exister. Cela peut rappeler les cafés de discussion comme le Café du Citoyen, dont les participants essaient d'avoir des discussions construites, argumentées sans que cela ne se traduise en retombées financières pour les intervenants. Les participants s'enrichissent (intellectuellement) et apprennent les uns des autres - il y a aussi une forme de réciprocité, un côté "auberge espagnole".

Anarchie ?

Les logiciels libres tout comme l'encyclopédie Wikipedia peuvent sembler peu structurés mais cela est trompeur, les organisations sont parfois complexes, fluctuantes. En raison même des principes de liberté, tout nouvel usager est potentiellement un développeur, un participant actif à la vie du logiciel ou de l'encyclopédie. La coopération entre l'ensemble des participants est forte la compétition individuelle amoindrie, l'entraide essentielle. Il existe une certaine concurrence de fait entre des logiciels libres qui ont des usages similaires. Il serait possible de discuter les avantages comparés entre deux logiciels libres comme R et GNU/PSPP tout comme on peut le faire avec des logiciels commerciaux mais cela est fondamentalement différent, les enjeux ne se définissent pas avec des parts de marché et les deux logiciels sont complémentaires, solidaires. Attention cela n'empêche pas des conflits entre partisans de logiciels libres, de même de très nombreux articles de l'encyclopédie libre Wikipedia sont sources de polémiques entre rédacteurs. L'organisation coopérative et sans hiérarchie affirmée du monde du logiciel libre peut rappeler une forme d'anarchie, certainement pas dans le sens péjoratif de désordre. Dans le sens où la communauté choisit elle-même ses "leaders" (qui ne sont leaders que dans un certain écosystème), généralement selon le (fameux) adage : "c'est celui qui fait qui a raison"

Dans la revue «École, la servitude au programme» de l'hiver 2010 figure un article de Florent Gouget, professeur de lettres dans la région Lyonnaise et membre de la CNT. L'article s'intitule «L'école à l'époque de son reconditionnement technologique» et critique l'importance des outils informatiques. Voici un extrait de l'article :

Le modèle d'autonomie que propose l'ducation nationale aux élèves, c'est donc l'individu aliéné : il ne faut pas s'étonner qu'elle prétende les rendre autonomes en les poussant à utiliser des prothèses numériques qui les empêchent d'acquérir personnellement des connaissances et des techniques (mémoire, calcul, écriture, lecture, etc.)

La critique des prothèses numériques concerne aussi les logiciels libres. Voici un autre passage :

Cerise sur le gâteau et passage obligé pour une publication contestataire, la défense du logiciel libre et le récit d'une grève au cours de laquelle les enseignants ont découvert le nouveau moyen de lutte que constituent les blogs. Ce n'est pas le lieu pour discuter de ce dernier point, relevons seulement pour notre propos que l'«Exemple de motion pour établissement scolaire» visant à y instaurer l'utilisation de logiciels libres commence ainsi :«L'éducation aux TICE (technologies de l'information et de la communication pour l'éducation) constitue aujourd'hui une mission à part entière des établissements scolaires.» Voilà comment on s'accommode de l'essentiel en discutant des seuls détails. N'est ce pas ce qui est reproché aux syndicats «réformistes» ?

sur ce point, on peut voir les conférences de Benjamin Bayart à sciences-po : http://www.libertesnumeriques.net/

Ce point de vue peut sembler extrémiste mais montre une critique «anarchiste» du logiciel libre qui ne manque pas d'intérêt...

Décroissance ?

Dans un même ordre d'idée il semble légitime de se demander si les logiciels libres ont un rapport avec ce que l'on appelle la décroissance, (ou le développement durable, appellation communément employée mais qui mérite l'appellation d'oxymoron). Là aussi la réponse n'est pas simple. Il existe de nombreux logiciels libres exempts de publicité commerciale même certains développeurs essaient de se financer ainis en principe cela revient nettement moins cher d'utiliser des logiciels libres que des logiciels commerciaux. Les documentations sont souvent disponibles «gratuitement», même si parfois le logiciel est libre et la documentation payante, l'entraide entre usagers est importante, l'utilisation de vieux ordinateurs obsolètes est possible avec des logiciels libres légers (et récents) et impossible avec des logiciels commerciaux récents.

Le choix du logiciel libre permet plus facilement d'éviter les déplacements, les coups de téléphone chers ou lointains, les échanges de papiers, factures, bons de commandes, contrats, licences etc. C'est en tout cas une des raisons qui m'ont fait choisir, les logiciels libres que j'utilise. Les logiciels libres semblent donc, dans une première approche, plus favorables à une faible dépense, et même au recyclage.

Mais les logiciels libres sont très souvent utilisés aussi dans des centres de recherches sur des ordinateurs très puissants et consommateurs d'énergie. Si le logiciel R s'est imposé dans le domaine de la recherche en statistiques c'est pour des raisons de performances, d'efficacité, de modernité. Les logiciels libres permettent souvent un passage très rapide entre la recherche théorique d'une méthode, sa mise en oeuvre pratique, et sa disponibilité pour tout le monde par Internet. Si l'image du logiciel libre est d'être fait pour ce que l'on nomme péjorativement des «bidouilleurs», ils sont aussi très souvent appréciés des scientifiques. Le système libre de composition LATEX, utilisé pour ce document, est devenu pratiquement obligatoire pour les étudiants du monde entier préparant une thèse en mathématiques. Les logiciels libres sont très fortement utilisés par des entreprises, le réseau Internet fonctionne en utilisant énormément de logiciels libres. Les logiciels libres ne peuvent donc être considérés comme conformes à une vision «décroissante» de l'économie mais ils ne semblent pas, non plus, incompatibles avec celle-ci, en tout cas nettement moins incompatibles que ne le sont la grande majorité des logiciels non libres.

En résumé, pour avoir une utilisation des ordinateurs dans une optique décroissante il vaut mieux utiliser du logiciel libre mais ce n'est certainement pas suffisant. De manière beaucoup plus générale le logiciel a assez peu d'importance sur la valeur de ce qui est produit en l'utilisant. Cela est vrai pour les calculs, les logiciels commerciaux et libres donnent des résultats identiques ou très similaires, la connaissance scientifique de l'usager est essentielle. Pour les textes, le contenu, le style, le sens ne dépend pas du logiciel utilisé, que celui-ci soit libre ou non.

Simplicité-Complexité

Le logiciel libre est souvent considéré comme complexe, une affaire de spécialistes avertis et par contre les logiciels commerciaux les plus répandus sont souvent considérés comme très simples d'utilisation, à la portée de tous. Il y a des efforts importants de la part des développeurs du logiciel libre pour faciliter l'accès au plus grand nombre. La liberté de modifier, d'adapter, d'améliorer les programmes rend la complexité de ces programmes accessible à tous les usagers, ceux-ci doivent être prudents avant de se lancer dans la programmation et sans doute faire des efforts de compréhension. Ces efforts peuvent être considérés comme rebutants pour certains mais aussi très attractifs pour d'autres. La possibilité d'approfondir, d'étudier, de chercher à comprendre le fonctionnement des ordinateurs est une des possibilités essentielle du logiciel libre. Il est possible de voir une analogie avec le comportement citoyen, tel que l'on peut le percevoir à travers le Café du Citoyen. En effet les sujets de discussions du café sont abordés avec l'aide de «spécialistes» et les participants tentent, en principe, d'élaborer une pensée critique, constructive en se détachant d'une perception immédiate. La société, les comportements humains sont largement plus complexes que les ordinateurs, et la maîtrise technique des ordinateurs et des logiciels ne garantit certainement pas la compréhension de tous les usages de l'ordinateur, par exemple la connaissance technique de R ne prouve pas la connaissance des statistiques.

Conclusion provisoire, partielle, personnelle

Les ordinateurs et les logiciels ont pris une très grande importance dans le monde actuel même pour ceux qui ne les utilisent pas directement. Il est légitime et même souhaitable que les citoyens s'intéressent aux effets et notamment aux risques liés au développement de l'informatique dans la société, en évitant que cela soit réservé aux seuls techniciens (ou supposés) spécialistes ou aux décideurs économiques et politiques. Les enjeux du logiciel libre ne devraient pas non plus concerner les seuls spécialistes. Les questions soulevées par les défenseurs du logiciel libre peuvent concerner directement les citoyens mais elles les concernent très fortement par les réflexions générales sur la notion de liberté. La liberté du logiciel a un lien avec la Liberté. Mais d'un autre côté le «monde» du logiciel libre que l'on nomme parfois «communauté» ne doit pas tomber dans le «communautarisme». Les citoyens même si ils n'utilisent pas les ordinateurs ni de logiciel ont le droit et même le devoir de s'exprimer sur la liberté, y compris celle du logiciel. Cela est d'autant plus important que de très nombreux domaines de la vie utilisent des ordinateurs.

L'informatique est un domaine très vaste et peut être comme considérée une science pour les chercheurs, mais aussi une technique accessible au plus grand nombre, mais ce n'est pas caractèristique de cette discipline. La plupart des avancées technologiques, scientifiques concernent aussi très directement les citoyens, que ce soit les nanotechnologies ou la génétique ou de manière plus anciennes et hélas encore d'actualité, l'énergie nucléaire. La réflexion sur le logiciel libre et les citoyens pourrait être évntuellement étendue à une réflexion sur la science et le citoyen.

Ces notes informelles constituent un point de départ pour la discussion. Elles ont été relues corrigées, amendées, mises en forme par Thomas van Oudenhove, qu'il soit vivement remercié. Elles ont été aussi relues par François Jeanmougin et par un étudiant en informatique de l'université du Mirail, qu'ils soient aussi remerciés pour leurs conseils.

L'intérêt de la discussion dépend toujours des réactions des participants. Un Café du Citoyen n'est pas une conférence mais un échange. Il ne s'agit pas non plus d'un atelier pour apprendre à utiliser des logiciels libres. Il existe des associations d'utilisateurs du logiciel libre dans la région toulousaine, les deux plus connues sont Toulibre1 1 http://www.toulibre.org/ et le CULTe2 2 http://www.culte.org/ . On trouve beaucoup d'informations sur les sites pour de l'aide, des rencontres.